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À l'apparition d'une anomalie grave et d'une crise durable dans une discipline scientifique, les chercheurs ont cette tendance première à s'accrocher aux théories et au paradigme qui les ont menés à cette même crise. Selon Thomas S. Kuhn[1], cette tendance cède lorsqu'une nouvelle théorie est construite par quelques scientifiques de l’ancien paradigme et s’acheminent, ainsi, vers la construction d’un nouveau paradigme.
Depuis l’année 2024, des accusations[2] à l’encontre de Gérard Miller s’accumulent et couvrent d’opprobre la discipline psychanalytique. Nous pouvons déjà repérer quelques effets de cette affaire dans certains articles médiatiques[3] qui confondent les agissements de certains praticiens et les justifient avec des concepts psychanalytiques.
Qu’est-ce que ces informations nous apprennent de la psychanalyse en tant que discipline ? Ne sommes-nous pas en train d’assister aux limites d’un paradigme ? Cette limite est d’autant plus remarquable lorsque nous constatons la disjonction entre l’objectif thérapeutique premier de cette science et la manipulation de sa méthode à des fins de séduction. Comment expliquer qu’un analyste puisse autant être professeur des universités, écrivain, acteur de cinéma, réalisateur, chroniqueur à la radio, éditorialiste, hypnotiseur et… « star »[4] de la psychanalyse ? Comment est-il possible qu’une discipline puisse s’octroyer différents objets d’études ? À partir de quel enseignement cette personne s’est-elle autorisée à occuper toutes ces places ?
En effet, le cas de Gérard Miller pose et réitère[5] inévitablement la question de la formation des psychanalystes en France. Dans ce contexte, le psychanalyste Fernando de Amorim construit depuis une vingtaine d’années une nouvelle passe qui tranche radicalement avec la passe lacanienne. C’est à partir de cette théorisation que nous pouvons faire l’hypothèse qu’un ancien paradigme s’éloigne et qu’un nouveau se dessine.
Rappelons la Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École[7] dans laquelle Jacques Lacan interroge le gradus permettant de reconnaître un analyste de l’École. Ce gradus vise le degré, la règle, qui saisit l’analyste et signe deux régimes dont il aurait à témoigner : le premier, le régime de la formation en psychanalyse reçu et, le second, le caractère fini de son analyse didactique dans laquelle un degré a été franchi assurant sa place en tant qu’analyste. Jacques Lacan pose ainsi cette hypothèse : dans l’analyse s’engage un détour[8] où l’analysant devient analyste et donne le terme final de l’analyse. C’est le passage de l'analysant à l'analyste. Cette hypothèse ne sera donc pas validée par l’expérience[9]. Une première lettre a été envoyée par Elisabeth Roudinesco aux membres du jury d’agrément, suivie par la lettre de démission de Jeanne Favret-Saada au Directeur de l’École dénonçant la lourdeur du système de l’École freudienne de Paris suite au suicide d’une passante, Juliette Labin[10]. La revue l’Ordinaire du psychanalyste est créée en 1973 par Francis Hofstein et Radmila Zygouris dans ce contexte de crise et de « course au meilleur élève de Lacan »[11]. Et, c’est Jacques-Alain Miller qui brisera le silence des anciens de l’École :
Dix ans, ça suffit – pour évaluer à ses suites la “proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École” […] Je n’irai pas par quatre chemins pour dire qu’en ce qui touche à ce jury, la promesse de la proposition n’a pas été tenue.[12]
En 1978, des assises de l’École Freudienne s’organisent à Deauville et mettent au travail l’expérience de la passe.
« Bien entendu c’est un échec complet cette passe »[13] y déclare Lacan. Et Ginette Raimbault de prendre la parole et de témoigner en ce sens. La passe lacanienne était ainsi :
« pour certains une requête, une quête de titre. Elle est vécue comme désir de reconnaissance, d’authentification. Elle est pour d’autres l’essai de faire une tranche d’analyse avec un autre (ou d’autres) analyste(s) que le sien, l’essai de régler ses comptes avec son psychanalyste, la possibilité de le défier, de le provoquer, de lui dire son fait. Elle est une façon de se soumettre ou de s’opposer à un jury. Elle peut être l’occasion de mettre en cause l’institution. Pour certains elle est l’essai de se faire extraire la théorie lacanienne qu’ils sont censés abriter ; le jury n’ayant rien extrait d’eux, ils ne sont pas nommés, ils se retrouvèrent vidés de leur richesse sans avoir eu à l’offrir et sans pouvoir la contempler, sans plus pouvoir se contempler. Pour eux, la passe est une véritable nouvelle version de l’hypnose, ils deviennent des « passants » vidés de ce qu’ils avaient à proposer, ce corps étranger qu’ils croyaient être leur, et plongés dans un silence qu’aucune parole ne viendra habiter. »[14]
En 1980, l’École Freudienne de Paris est dissoute.
En 1981, Jacques Lacan décède.
La passe lacanienne est intéressante dans ce qu’elle révèle des critères de formation d’un analyste. Les séances lacaniennes et l’enseignement de Lacan étaient en soi une rébellion vis-à-vis du setting (cadre de la cure) mis en place par l’IPA - l'Association Psychanalytique Internationale - fixant le rythme et la durée des séance. Pourtant, cet échec de la passe démontre que la formation de l’analyste est tout à fait propice à la production de normes, d’us et coutumes transmises et acquises afin de prétendre au titre posé comme suprême par un maître et ses disciples : « il veut des corps – le mien est là »[15].
La passe lacanienne – en nommant un jury qui a à juger des analysants pour savoir si le récit qu’ils faisaient de leur analyse pouvait correspondre ou non avec le devenir analyste – a produit des personae analystes. Sous couvert du titre « d’analyste » la personne reconnue analyste propose de prouver à partir de sa conduite ce qui la rend honorable de ce titre. Cette passe a entériné un régime de la preuve dans lequel il s’agit d’authentifier la conduite d’une personae comme psychanalytique et donc, de ne plus la questionner sous prétexte qu’elle témoigne de ce qui fait identité de l’analyste. Ce régime de la preuve induit une valeur, celle de faire de l’identification à un maître l’alpha et l’omega de la formation. Cette authentification de la preuve et de sa valeur renvoie ainsi la clinique au second plan, et la personae analyste devient ainsi star de la psychanalyse. N’est-ce pas là tous les ingrédients pour faire d’une position clinique une place de pouvoir et de rapport de force ?
Si la passe lacanienne a été critiquée maintes fois, elle a été retravaillée[16] et continue aujourd’hui[17] de former des analystes. Une autre passe a émergé dans ce contexte et propose d’inverser ce régime de la preuve formulé d’abord par Lacan. La passe théorisée par le psychanalyste Fernando de Amorim propose deux passes : la passe externe et la passe interne. Dans cette proposition, le psychanalyste occupe cette position à partir du discours du psychanalysant devenu sujet : c'est à cet endroit que se situe la nouveauté. Contrairement à la passe lacanienne, ce n’est plus l’analyste qui doit donner une preuve à partir de sa personne, c’est au psychanalyste de le devenir à partir de sa clinique.
En 2014, Amorim écrit :
« Le clinicien devient psychanalyste quand le psychanalysant qu’il écoute devient Sujet. Autrement dit, la position de psychanalyste est prise par le supposé-psychanalyste – néologisme issu de la terminologie lacanienne et qui vise à mettre en évidence la délicatesse exigée par le transfert pour la conduite de la navigation psychanalytique – c’est-à-dire celui qui a assuré la psychanalyse du psychanalysant devenu sujet.
Le psychanalysant devient Sujet, le supposé-psychanalyste devient psychanalyste. C’est cela la passe.
Dans une telle logique, pas de maître : ni le psychanalyste, ni l’institution, ni le Moi du psychanalysant. Ce sont les associations libres du psychanalysant qui signalent au supposé-psychanalyste que le psychanalysant est devenu sujet, et que nous avons affaire à la sortie de psychanalyse.
Un psychanalysant qui vient rencontrer un psychanalyste avec l’intention de faire une psychanalyse pour devenir psychanalyste formule clairement sa résistance et sa soumission à une institution éloignée du désir, du savoir et de l’inconscient. En un mot, de l’enseignement freudo-lacanien. » [18]
Ainsi, la théorisation amorimienne de la passe produit étonnement et propulse le clinicien à la position de psychanalyste sans qu’il n’ait pu lui-même l’anticiper. C’est le discours du psychanalysant, devenu sujet, qui prime. Cette passe déstabilise le Moi du psychanalyste ce qui le rapproche davantage du divan. Par ailleurs, plus question de saisir la passe comme argument pour mettre fin à sa psychanalyse puisqu’Amorim propose que la psychanalyse du psychanalyste soit sans fin.
Amorim théorise une seconde passe, la passe interne, au cours de laquelle un clinicien témoigne de sa psychanalyse et les collègues – psychanalystes et psychothérapeutes – examinent à partir de son discours et d’un écrit s’il est devenu sujet[19]. Dans ce cas, quelle fonction de cette passe interne si la psychanalyse du psychanalyste est sans fin ? Amorim répond :
« La passe interne va reconnaitre le clinicien de l’École. Le clinicien de l’École, il est psychanalyste, il assume des positions propres à un psychanalyste, des responsabilités propres à un psychanalyste, on l’écoute parce qu’il a prouvé qu’il est apte à occuper cette position. »[20]
Il continue : « Donc la fonction de la passe interne c’est simplement valider la compétence clinique du collègue. » [21]
Dans la passe interne, c’est le clinicien qui témoigne de sa psychanalyse, alors comment témoigner de la compétence d’un collègue si c’est le clinicien qui témoigne de sa psychanalyse ?
« Oui, c’est implicite, le supposé-psychanalyste devient psychanalyste parce que le clinicien est devenu sujet. En disant ce que le clinicien a vécu, et que ça a été validé par les collègues, ça installe le supposé-psychanalyste dans la position de psychanalyste. C’est le discours du psychanalysant dans. la position de sujet qui a validé les compétences du clinicien devenu psychanalyste de cette psychanalyse. Et, en externe, on invite quelqu’un pour éviter le copinage, c’est ça que j’ai voulu faire. On invite quelqu’un de l’extérieur, on invite deux invités extérieurs, mais le psychanalysant ne va pas témoigner puisqu’il est sujet et maintenant il mène sa vie. En revanche, un psychanalyste d’une autre École vient pour éviter le copinage entre nous et il vient pour écouter ce que vous avez à dire. Il ne connait rien de la procédure, mais s’il est psychanalyste il va reconnaitre le discours psychanalytique. »[22]
Revenons au cas Gérard Miller. Dans sa biographie[23], quelques points ont attiré notre attention.
« L’aisance avec laquelle j’avais endossé les habits de l’hypnotiseur m’en disait long sur ce que je valais. Je jouais au maître avec un tel plaisir que je ne pouvais décemment pas m’excepter des symptômes que je croyais repérer chez les autres.
Le ver était dans le fruit et j’étais le fruit. »[24]
« À l’exception de quelques expériences à l’université Paris-VIII, dans le cadre d’un cours sur la généalogie de la psychanalyse, et de quelques autres pour la montre, je n’ai jamais renoué avec cette pratique. »[25]
« Je sentais qu’après avoir passé ma jeunesse à guerroyer les maîtres, il me fallait maintenant, tant bien que mal, essayer de maîtriser un peu ma propre histoire. »[26]
« Trois ans après le début de mon analyse (elle allait me prendre, pour arriver jusqu’à son terme, cinq ans et demi de plus), je commençai à envisager sérieusement de devenir psychanalyste. »[27]
La biographie de Gérard Miller pourrait constituer en soi un document clinique à présenter au cours d’une passe interne. Son analyse aurait-elle été reconnue comme arrivée à son terme ? La question reste ouverte.
Ainsi donc, si ces affaires médiatiques secouent et remuent autant, c’est qu’elles posent des questions fondamentales pour la discipline. Une analyse n’empêche pas le Moi de croire et faire croire qu’il peut occuper toutes les places et l’analyste de porter un masque de maître. Face à ce constat, la proposition d’une psychanalyse sans fin pour celui qui reçoit des patients constitue un acte de prévention minimal, non pas pour le psychanalyste, mais pour protéger les patients du Moi du psychanalyste. Lacan lui-même n'était plus sur le divan et rappelons qu'il a été amant avec une de ses analysantes, dont la fascination[6] qu’elle lui voue est remarquable autant qu’elle questionne. Alors comment aurait-il pu, sans psychanalyse, empêcher cette course au « meilleur élève de Lacan »[28] et ne pas se laisser éblouir par le reflet de son image inversée dans les yeux de ses élèves ?
Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’Arc est un ouvrage cité[29] pour être comparé au métier de psychanalyste et sa transmission. Amorim, à cet égard, s’appuie sur cette comparaison et en propose une nouvelle lecture : « Le Maître Zen c'est la flèche matérialisée. Le psychanalyste c’est la flèche métaphorisée. »[30]
La passe lacanienne a donc produit des stars, la passe amorimienne propose au Moi du psychanalyste de se ranger et d’apprendre à ne pas se soumettre à son Moi et aux Mois afin de faire gage de dignité et acte d’humilité. Pour quelle raison ? La raison reste toujours et encore clinique. Face au Moi névrosé, psychotique ou pervers, qui refuse de céder, de lâcher son symptôme, d’entendre son discours, d’interpréter son lapsus, d’interroger le grand Autre barré, de régler ses séances manquées, de venir davantage en séances … Le psychanalyste est un clinicien qui obéit à la clinique, sans user d’artifices, il continue de naviguer, en attendant des vents plus favorables à la voie de la castration symbolique.
[1] Kuhn, T. S. (1962). La structure des révolutions scientifiques. Flammarion, 2018, Paris, p.137.
[2] Ollivier, C., & Augustin, A. (2025). Anatomie d’une prédation. Robert Laffont, Paris.
[3] Le Monde, Quand des psys abusent de leurs patientes : « Avec lui, j’acceptais tout ». (2025, juin 9). https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/06/09/quand-les-psys-abusent-de-leurs-patientes-avec-lui-j-acceptais-tout_6611579_3224.html
Et Le Monde, La Sigmund Freud University, une machine à cash qui prospère sur les rêves des aspirants psychologues français. (2025, mai 6). https://www.lemonde.fr/campus/article/2025/05/06/la-sigmund-freud-university-une-machine-a-cash-qui-prospere-sur-les-reves-des-aspirants-psychologues_6603252_4401467.html
[4] Il est nommé dans certains articles « star », « psychanalyste star », « star des plateaux tv »,« ex-psy star ». Pour citer en autres : « Les miller, stars de la psychanalyse et de Paris 8 » in “Anatomie d’une prédation” : Un livre-enquête glaçant sur le psy star Gérard Miller. (2025, avril 18).
[5] Safouan, M. (1983). Jacques Lacan et la question de la formation des analystes. Hermann, 2021, Paris.
[6] Millot, C. (2016). La vie avec Lacan, Gallimard, Paris.
[7] Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École. (2001). In J. Lacan, Autres écrits. Ed. du Seuil.
[8] Safouan, M. op.cit. p.10.
[9] Roudinesco, É. (2009). Histoire de la psychanalyse en France [suivi de] Jacques Lacan, esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée. Librairie générale française, pp. 1174-75.
[10] Roudinesco, É. (1993). Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée. Fayard, Paris, p. 494.
[11] Présentation de la revue l’Ordinaire du psychanalyste, Radmila Zygouris, https://www.radmila-zygouris.com/presentation-2/, consulté le 31 juillet 2025.
[12] J.-A. Miller, Ornicar, déc. 1977, cité par É. Roudinesco, op. cit., p. 1447.
[13] Assises de l’École freudienne de Paris : « L’expérience de la passe », Deauville. Parue dans les Lettres de l’École, 1978, n° 23, pp. 180-181.
[14] Assises de l’École freudienne de Paris : « La passe actuelle », ibid. p.23.
[15] Assises de l’École freudienne de Paris : « La passe actuelle », ibid. p.22.
[16] Miller J.-A. « Théorie de Turin sur le sujet de l’École », La Cause freudienne, n°74, Paris, Navarin, 2010, p. 132-42
[17] Brochure « Le redépart de la passe », Première journée de la passe 7 octobre 2023, éditée par l’École de la Cause freudienne, consulté le 31 juillet 2025. https://www.causefreudienne.org/app/uploads/2024/04/Le-redepart-de-la-passe.pdf
[18] (de) Amorim, F. (2021). Brèves 2014—2015. RPH-Éditions, p.35-36.
[19] Examen qui s’appuie sur des critères précis et argumentés. cf : Amorim (de), F. (dir) Manuel clinique de psychanalyse, Paris, RPH-Éditions, 2021.
[20] (de) Amorim, F. Retranscription d’une séance de contrôle du 28 juillet 2025. Paris.
[21] (de) Amorim, F. ibid.
[22] (de) Amorim, F. ibid.
[23] Miller G. (2001). Minoritaire. Points, Paris, 2003.
[24] Ibid., p.63.
[25] Ibid., p.72.
[26] Ibid., p.128.
[27] Ibid., p.132.
[28] Zygouris R., op.cit.
[29] Roustang, F. (1991). Influence, Les éditions de minuit, p.140.
[30] (de) Amorim, F. op.cit.